Mai 2017. Entretien mené par Lena PAUGAM au moment du lancement de l'écriture d'HEDDA.
QUEL RÔLE TIENT LA MUSIQUE DANS TON ÉCRITURE ?
S. CARRÉ LECOINDRE. J’entretiens avec la musique une relation primaire et utérine. C’est la première langue que j’ai appris. Ma mère était guitariste et chanteuse et passait ses concours alors qu’elle était enceinte de moi. Ensuite j’ai pratiqué toute ma vie et de façons très variées.
Je crois qu’écrire est pour moi une manière de composer. Paradoxalement, je me sens plus libre avec les mots qu’avec les notes. J’écris des partitions rythmiques et sonores avec les mots bien plus que je n’écris des pièces de théâtre finalement. Mon rapport à la langue est essentiellement musical et pourrait s’inscrire dans la continuité des influences des Récitations d’Aperghis ou des Songs Book de Cage.
QUELLE PLACE PREND-ELLE DANS TA MANIERE D'ÉCRIRE? QUELLES RÉFÉRENCES MUSICALES POUR CE TEXTE ?
Sigrid CARRÉ LECOINDRE. J’écris en alternant des phases de gavage de sons et des phases d’écriture à voix haute. Il y a toujours de la musique pendant les périodes d’écriture. Au casque, exclusivement. C’est le terreau de fond. Je constitue une playlist par projet. C’est ma manière de pouvoir poursuivre dans le même temps différents chantiers d’écriture. Je me plonge dans le bain de la playlist et je suis prête à écrire. Parce que les musiques choisies l’ont été en fonction du paysage intérieur correspondant au texte en cours. Les playlist se construisent au fur et à mesure et elles sont souvent secrètes. Pour Les Coeurs Tétaniques il y avait par exemple : Mad Rush de Glass, Summer d’Hisaishi, Song in remembrance of Schubert enregistré par Sonia Wieder Atherton, la B.O de Pina ou encore Ya Sidi d’Orange Blossom.
Je démarre l’écriture d’Hedda, donc la playlist de ce nouveau projet n’est pas encore constituée réellement. Elle va s’inventer au fur et à mesure de la saison, des états et des hasards. Mais je peux d’ores et déjà dire qu’il y aura beaucoup de musique électronique, de musique répétitive (Reich, Riley sans aucun doute) et que la texture du violoncelle y sera omniprésente.
QU’ENTENDS-TU QUAND TU ÉCRIS?
Sigrid CARRÉ LECOINDRE. Lorsque j’écris, j’entends en avance. Je pressens les rythmes que doivent avoir les textes, et ce sont ces rythmes que je cherche. Quand je parle de rythmes, il peut s’agir à un premier niveau, de rythmes internes à la langue, mais aussi, à une plus grande échelle, de l’organisation générale du battement des résonances au sein du texte global. Une fois que j’obtiens ces rythmes, je sais que c’est terminé.
En réalité, c’est un travail périlleux et on est pas toujours satisfait. Deux ans et demi après le début de l’écriture des Coeurs tétaniques, je cherche encore tout un tas de rythmes pour tenter de préciser l’architecture de la pièce.
Pour en revenir plus spécifiquement à Hedda, le travail sur le bégaiement, et sur la rythmique interne d’une langue qui entre en auto-compulsion jusqu’à l’implosion ou la jouissance d’elle-même m’intéresse infiniment. Il s’agit d’inventer une matière-langage capable d’auto-générer sa propre substance par delà le blocage inhérent à sa propre articulation. Les rapports de force poétiques entretenus dans ce genre de rapport langage-matière / parole me fascinent et sont souvent pour moi de formidables moteurs de création.
POUR L'ÉCRITURE D'HEDDA, TU AS DIT QUE TU ÉTAIS PARTIE DE LA COULEUR BLEU. POURQUOI LE BLEU?
Sigrid CARRÉ LECOINDRE. Peut-être en raison de la musique, mon rapport premier à l’écriture, à l’acte d’écrire est exclusivement sensitif, intuitif. Ce n’est pas un acte volontaire ou frontal de ma part, mais plutôt une mise à disposition à être traversée par. Il y a, dans mon travail un caractère méditatif.
La recherche ou la saisie d’un état pour écrire. C’est alors qu’adviennent les images — les premières — comme des décoctions du sujet à traiter. Comme des secrets fragmentaires sur le propos. Ce sont des images floues la plupart du temps et saturées d’émotions. Des images multi-dimensionnelles, saisies dans leur tentative de complétude, dans leurs mensonges ou leurs informulés. Des « impressions » d’images.
Au départ de l’écriture des Coeurs Tétaniques, ma première intuition concernait l’espace dans lequel devrait se jouer la pièce.
Il s’agissait d’un espace clos, mais sans contours nets. Il n’avait en réalité de clos que la sensation qu’il me renvoyait, mais ses frontières étaient indéfinissables, indiscernables. Cette première intuition s’accompagnait d’une sensation très forte de dépôt, de poussière recouvrant tout, d’obligatoire silence sur les choses, et de la certitude qu’un temps infini avait déjà du passer depuis l’histoire — comme s’il allait falloir passer un désert de pierre au pinceau pour dégager les débris du drame, ou un souvenir fragmentaire du drame. L’ensemble était assez gris, vaporeux, et sentait le grenier. Ceci alors que j’avais l’idée certaine qu’il s’agissait plutôt d’une cave — ou en tout cas d’un endroit sous terre, à ramener à la surface. Ce sont ce genre d’intuitions très fortes au départ d’un travail d’écriture qui conduisent l’essentiel de mon geste poétique ensuite ; qui m’indiquent un rythme, un tempo, une ligne à suivre se dévoilant progressivement sous les mots.
C’est un travail proche de l’archéologie ou de l’exhumation. Je n’écris pas, je pars à la recherche de l’histoire qui s’écrirait à travers moi ; qui viendrait se déposer sur la surface sensible que je deviens à ce moment là. J’aime bien cette idée qui donne à l’écrit un rôle d’acteur de sa propre écriture. L’écrit devient le bras droit de l’auteur. Il dessine avec lui ses contours progressifs.
Dans le cas d’HEDDA, bien avant même de décider avec toi de partir précisément de la vie d’Hedda Nussbaum, de manière assez étonnante pour moi qui en général écrit plutôt du gris vers la couleur, ce qui s’est imposé immédiatement c’est précisément une couleur : le bleu.
Mais entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’un bleu comme on peut en voir en peinture, ou sur un nuancier. Ce n’est pas un bleu concret. C’est une idée de bleu, ou plus exactement, une sensation proche de l’idée de bleu, que l’on pourrait traduire par le mot bleu.
Ce bleu avait la particularité aussi d’être un bleu féminin — un bleu(e), très profond. Assez proche de celui que l’on peut voir quand on ferme trop fort les yeux. Un bleu concentrique qui s’enfuit vers le noir ou le blanc dès qu’on tente de le saisir, ou d’en emprisonner la substance. Un bleu impossible et craintif en quelques sorte.
De toutes les couleurs, le bleu est à mon sens la plus essentiellement immatérielle. Elle se meurt dans le vide de sa propre transparence ou s’évanouit dans les noires profondeurs de ses certitudes. Le bleu est une couleur qui s’accompagne d’un mouvement concentrique de chaudron, de potion. C’est une couleur grondante et pleine de remous. La couleur de tout ce qui est enfoui sous les sables des mers, de ce qui dort en silence au fond des ventres, la couleur de la nuit, du secret, de l’eau, de la noyade, la couleur des marques que la violence laisse sur la peau. La couleur du froid qui recouvre les désirs, la couleur de la solitude, des larmes, du Blues, des insomnies, la couleur aussi du doute et du désespoir.
Mais, paradoxalement ou non, le bleu — lorsqu’il est profond — est aussi pour moi, la couleur du coeur de la flamme, du refuge, de l’intime, du foyer rassurant. Le bleu est la couleur de l’enfance et de la pensée magique.
Dans le cas de l’écriture d’HEDDA, cette sensation forte de bleu — envisagée dans tous les irréconciliables de sa polysémie — est devenue un moyen d’appréhender l’histoire qui progressivement s’invente dans le geste d’écrire ; un indicateur d’espace, de temps, d’intensité. Un guide dramaturgique puissant et précieux.
COMMENT ENVISAGES-TU D'ABORDER LE RAPPORT AU FAIT DIVERS, AU RÉEL?
Sigrid CARRE LECOINDRE. Je n’ai jamais trop compris ce que l’on mettait véritablement derrière le mot réel. Ou plutôt, pourquoi certaines choses étaient discriminées du réel. Le réel a visiblement des frontières et tout n’y entre pas. Cette définition normative et restrictive du réel ne m’intéresse pas beaucoup. Et j’ai tendance à lui préférer l’idée plus radicale selon laquelle ou bien tout fait partie du réel, ou bien rien n’en fait partie. Mais dans ce dernier cas, le réel existe-il encore?
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de vérité lorsqu’il s’agit du réel. Car le réel n’a lieu finalement que par le prisme de celui qui le vit, le regarde s’accomplir ou le désigne comme étant « réel ».
Mes rêves sont tout autant réels que ma journée de travail ne l’est en ce sens où je me souviens d’eux et qu’ils axent ma vie, qu’ils la constituent, l’inventent. Orientent mes choix. Le réel est pour moi une matière à piocher, à raccrocher. Une matière où se raccrocher. C’est un panier où mettre, où prendre. Un endroit d’occasion et de « au cas où ». Je me sers du réel s’il traverse l’écriture. Puisqu’il m’entoure, je l’absorbe et il rejaillit dans l’acte d’écrire inévitablement. Mais parfois aussi, c’est l’écriture elle-même qui a des incidences sur le réel.
En ce qui concerne Hedda, il est important pour moi d’insister sur la notion de liberté d’inspiration et d’affirmer immédiatement que l’histoire d’Hedda Nussbaum constituera bien plus un point de départ, une impulsion, un lieu d’ancrage depuis lequel inventer une prise de parole ou une traversée poétique, qu’un carcan prédéterminé ou un fil conducteur strict.
Si les paradoxes de l’âme humaine sont un endroit fascinant d’écriture, tenter de mettre en mots ou « en pièces » ces paradoxes implique pour l’auteur, un positionnement particulier.
Dans le cas de l’écriture d’Hedda, cela nécessite je crois de s’éloigner de l’histoire et du fait divers qui comme toujours réduit l’histoire à un acte, à une finalité ; à un point de vue unilatéral du collectif sur le particulier. Je ne suis pas journaliste, encore moins juge, j’écris pour le théâtre, des humanités d’encre qui n’auront de vie que celle que leur offrira la scène. Et j’ai la conviction profonde que mon lieu d’ancrage — l’endroit d’où j’écris — m’invite à prendre le recul nécessaire sur le fait divers, pour tenter de dire le collectif, l’universel dans le particulier.
Le réseau complexe des intimités entremêlées interdit systématiquement toute lecture objective. Qui peut prétendre dire qui est Hedda Nussbaum? Quelle vérité objective dans son histoire? Et quelle importance? Il me semble que l’intérêt d’écrire à partir de la vie de cette femme n’est pas de savoir ce qui s’est réellement passé, mais bien plus de tenter par l’écriture d’inventer les écarts, d’investir les intervalles non résolus. D’accepter que les fantasmes nés du manque, du trou, du silence puissent constituer parfois des outils intuitifs considérables. Ecrire depuis les photographies de Donna Ferrato par exemple, peut en apprendre parfois plus sur Hedda Nussbaum que de lire tous les articles soit disant exhaustifs relatifs à son procès.
C’est pourquoi, je n’ai ni l’envie ni la prétention de dresser un portrait réaliste d’Hedda Nussbaum, mais que j’entends plutôt faire la tentative de lui inventer un portrait poétique. D’élaborer le portrait sensible d’une femme qui répondrait à ce nom : Hedda.
UN PORTRAIT SENSIBLE ?
La notion de « portrait sensible » est une notion qui me tient à coeur et que je développe depuis l’écriture de mon texte Rhapsodie sans Visages en 2014.
Tout comme le poème fonctionne de manière non-linéraire, par frottement ou résonance, le portrait sensible compose par la mise en friction de matériaux hétérogènes et la diffraction des moyens du dire. Il propose un puzzle identitaire, une combinaison. Un « point de vue sur » qui, interdisant le jugement, assume l’ellipse et le silence comme constitutifs du sujet.
Un « point de vue sur » qui assume aussi que l’on ne peut jamais saisir l’autre dans sa dimension complète, que nous devons accepter l’idée d’un portrait fragmentaire ou rhapsodique systématiquement triché par le filtre subjectif de notre intuition, qu’écrire sur l’autre c’est écrire sur soi. Un « point de vue sur » qui assume, enfin, que le mouvement de l’écriture est un mouvement si fort qu’il détermine l’histoire tout autant que le fait réel qui à l’origine l’impulse.
Je n’écris donc pas l’histoire d’Hedda Nussbaum, j’écris le souvenir de la sensation de cette histoire, j’écris l’intuition de la couleur qui reste de l’histoire, j’invente ce que l’histoire ne dit pas, le lien entre, l’intervalle des peaux. J’écris une décoction sensible d’Hedda.