Notice dramaturgique sur La Maladie de la mort, de Marguerite DURAS.
DE LA MONTÉE DES EAUX
Des eaux perdues à la naissance d'un enfant, aux eaux lavant le « pêché » en passant par celles accueillant les vierges suicidées, les Ophélie, Lorelei, Llorona ou autre Sappho ; de tous temps, les femmes ont entretenu avec l'eau des rapports singuliers.
Ceci est particulièrement vrai de l'œuvre de Marguerite Duras où la majorité des textes – Un barrage contre le pacifique, La Maladie de la Mort, Les yeux bleus cheveux noirs, Savannah Bay, Le Vice Consul, Agatha, Le ravissement de Lol V. Stein, Vera Baxter etc – accorde un rôle central à l'élément aquatique et tresse une correspondance quasi systématique entre une figure féminine et l'eau.
Dans la Maladie de la Mort, les eaux sont partout et s'appellent, se partagent. Comme dans un jeu de vases communicants, elles semblent se répartir et se continuer pour devenir le lieu du choix de l'équilibre ou du déséquilibre. L'horizon se mouille, l'eau suinte de tous les interstices offerts à l'écoulement. La transposition poétique opère et il devient vite impossible de distinguer l'origine de l'eau.
Est-ce l'océan qui alimente les larmes pleurées par cet homme qui sort de plus en plus souvent sur la terrasse ? Ou bien, sont-ce ses larmes qui participent du gonflement des eaux ?
« Ils [Les sanglots] sont retenus au bord de vous comme extérieurs à vous, ils ne peuvent pas vous rejoindre afin d'être pleurés par vous. Face à la mer noire, contre le mur de la chambre où elle dort, vous pleurez [...] »
De la même manière il y a correspondance entre cette « flaque blanche [...] des draps » et « la houle longue qui retombe dans des fracas de blancheur »; entre cette « coulée souple [...]de la forme étrangère sur le lit » et la montée des eaux ; entre « la nuit noire » de son sexe et la couleur dont se revêt progressivement cette mer négative – au sens photographique du terme.
La femme allongée là et l'océan qui gronde – allégorie emportée des eaux primitives – sont liés par un indicible quasi utérin, matriciel.
A un degré supérieur de transposition, il semble même que la montée des eaux soit conduite par l'enfouissement dans le sommeil de cette femme-tempo qui régit le monde.
Voilà qui n'est pas sans rappeler cette phrase qui, certes tirée d'Emily L., aurait aussi bien pu trouver sa place dans La Maladie de la Mort : « On aurait dit que les mouvements des eaux étaient portés par le sommeil. »
De présence lointaine percevable seulement en tendant l'oreille, la mer passe au rang de menace sourde puis fracas lancinant, danger de mort immédiat. Son importance et sa puissance au sein de ce texte de Marguerite Duras ne cessant de croitre, on en viendrait presque à penser que plus que du Mal d'Aimer, La Maladie de la Mort traite du Mal de Mer. Or, l'un n'empêche pas l'autre, au contraire. Et dans le geste durassien, l'évocation de l'eau est souvent le moyen d'embrasser les thèmes de la mort, de la folie – voire de l'hystérie – et celui de l'amour dans un seul mouvement polyphonique.
« L'idée vous vient que la mer noire bouge à la place d'autre chose, de vous et de cette forme sombre dans le lit.»
Pas de mer d'huile dans ce texte mais une eau en mouvement perpétuel, une peinture violente des flots, une déferlante inexorable. La mer devient le lieu de la colère et si elle prend progressivement le vêtement du deuil, c'est bien pour traduire une certaine forme de nausée, d'écœurement. Pour offrir une image forte de la mort en train de se vivre.
Car la destruction capitale peut avoir lieu par l'eau et, si les héroïnes durassiennes – Anne-Marie Stretter ou la femme de Savannah Bay par exemple – s'abandonnent à l'eau, l'idée séduit aussi l'homme de La Maladie de la Mort de se débarrasser de la femme endormie en la jetant dans les flots :
« [...] il faudrait quelques minutes pour jeter un corps de ce poids dans la mer montante afin que le lit soit exempt de cette puanteur d'héliotrope et de cédrat »
Finalement, la disparition de la jeune femme paraît être la seule chose que l'homme soit capable de désirer véritablement au creux de ces nuits payées de solitude. Son unique désir est donc lié à une pulsion de meurtre – « elle dort, le sourire aux lèvres, à la tuer ». Il désire dans la destruction même de l'objet désiré. C'est aussi cette constatation-là qui le condamne et qui, métaphoriquement, encourage la montée des eaux.
Puisque le désir réciproque n'adviendra pas, puisque la frustration demeure, et puisque l'homme falsifie le désir ou ne désire que dans la démolition conjointe de ce qu'il désire, alors que commence le règne du dégout. Que l'eau noire emporte tout. Qu'elle fracasse, engloutisse. Ou du moins, qu'elle menace de le faire.
La Maladie de la Mort est un texte qui, sclérosant le présent et interdisant la projection dans un futur quel qu'il soit, pose la question de l'origine. Origine du désir. Origine de l'amour.
Origine du manque. Comment aimer à partir de l'erreur, de l'oubli, du trou ?
Plus singulièrement pour Marguerite Duras, comment aimer à partir de la mère interdite, à partir de la mère puissance, vorace ?
Et comment se défaire dans le même mouvement de cette question phagocytante qui n'a plus lieu d'être ailleurs que dans l'écriture.
Seulement à l'endroit de l'écriture.
De l'eau liée aux femmes à l'eau plus précisément liée au concept de « maternité », il n'y a qu'un pas – minuscule et fragile – qui progressivement nous conduit à ressentir ce mal de mer comme un mal de mère profond. Un marasme matriciel qui – jouant de la gémellité sonore – ordonne que la mer déferlant contre le mur de la chambre et menaçant d'engloutir celle que l'on a payé pour être là, rappelle la mère démesurée de Duras. Celle- là même qui préférait le frère ainé et que l'enfant Marguerite ne pouvait atteindre. Celle qui n'a pas su articuler la mort du père. Celle qui dépeinte dans Un barrage contre le Pacifique est prête à monnayer sa fille au bordel si ses barrages cèdent de nouveau.
Projection fantasmée ? Peur de l'engloutissement par la mer ? Peur de l'avalement par la mère ? : il semblerait que les phobies durassiennes fusionnent ici dans l'image violente de cet océan de noirceur qui par ses allers retours perpétuels semble métaphoriser parfaitement ce ballet macabre d'attraction-répulsion. Cette danse de mort. Cette tentative vaine d'inverser les eaux.
Sigrid Carré Lecoindre
"AUTOUR DU CORPS, LA CHAMBRE"
« Il n'y a que les femmes qui habitent les lieux, pas les hommes. (...) On en est encore là, nous les femmes...(...) dans des rapports que les hommes n'auront jamais avec un habitat, un lieu.»
Ce sont les mots qu'adresse Marguerite Duras à Michelle Porte, lors de leur entretien publié sous le titre Les lieux de Marguerite Duras aux Editions de Minuit, en 1978.
Qu'il s'agisse de la maison – écrin chéri de l'auteure – ou bien encore de l'hôtel – lieu par excellence du croisement des corps et de la non-érosion du désir –, chez Marguerite Duras, le lieu n'est pas seulement habité. Il est éprouvé, survécu. Et les héroïnes durassiennes entretiennent des rapports particulièrement ambigus de porosité, de continuité – voire de fusion – avec les lieux qu'elles occupent et qui semblent tantôt imprimer leurs déambulations muettes, tantôt imprégner leurs errances immobiles.
Ainsi, la femme- « coulée » de La Maladie de la Mort n'échappe pas à la règle. Etendue dans « la flaque blanche des draps », elle semble se répandre dans cette pièce au contour diffus qu'elle en-silence et en-sommeille au gré de ses désirs et de ses évanouissements successifs.
Distillant sa présence au creux de cette chambre incertaine – peut-être est-ce celle d'un hôtel ou seulement celle d'une trace d'hôtel ; peut-être est-ce celle d'une maison, ou seulement celle d'un effacement, d'un souvenir de maison –, elle prend progressivement possession de l'espace et brise la frontière mince qui sépare le contenu du contenant. Elle devient impulsion sensible : le lieu s'origine en elle, tout comme elle prend naissance en lui. Il n'y a plus de place pour la faiblesse de l'autre dans l'antre de la femme originelle qui, gouvernant les lieux, devient femme-demeure, abri à l'écart du monde, occasion du sacré au sens premier du terme.
« Vous ne reconnaissez plus la chambre. Elle est vidée de vie, elle est sans vous, elle est sans votre pareil. Seule l'occupe cette coulée souple et longue de la forme étrangère sur le lit. »
Face à cette entité féminine allongée là, aveugle à la lumière et aux dangers d'un monde qu'elle se plait à maintenir hors de son atteinte, il y a l'homme durassien dans toute sa splendeur déchue.
Figure masculine paradoxale, si son statut d'individu payant le droit de disposer du corps d’une femme pourrait lui conférer un semblant de puissance, l'homme de La Maladie de la Mort est surtout marqué au fer rouge d'une homosexualité prétexte à une "démasculinisation" en marche. Il achète car il ne possède pas. Il achète non par désir, mais par nécessité absolue. Par faiblesse absolue.
Comme très souvent dans l'œuvre de Marguerite Duras, les choses se détruisent avant même que d'éclore. Ici c'est le concept de masculinité au sens durassien du terme, c'est à dire de « puissance virile capable de produire le désir féminin », qui par le truchement – sans doute un peu suspect ou facile – de l'homosexualité se désagrège à l'instant d'advenir. Partant, les rapports de force se font et se défont, les trajectoires de désir se croisent et s'annulent pour conduire, en un crescendo inexorable, au règne de la femme-totale sur l'homme défait, déconstruit. Sur l'atteint, le mort.
La femme sait, l'homme ignore ; La femme sourit, l'homme part. La femme se tait, l'homme pleure. Le déséquilibre s'installe et la rencontre agie conjointement ne peut avoir lieu. Elle est interdite dans le geste même qui l'impulse ; chacun évoluant dans un espace- bulle régit par son propre reflet, sa propre ressemblance.
JE TE CHERCHE, TU M'EN FOUS.
« Les yeux sont fermés toujours. On dirait qu'elle se repose d'une fatigue immémoriale. »
Tout comme Lol V. Stein, Elisabeth Alione ou bien l'héroïne des Yeux bleus Cheveux Noirs, la femme de la Maladie de la Mort dort d'un sommeil consenti et puissant ; un sommeil que seuls les gestes de l'homme sur son corps donnent l'illusion de suspendre par instants.
Par-delà l'avancée de la nuit et le mouvement lent de la marée montante – qui rythment sans nul doute le déroulement du drame mais demeurent les temps d'un extérieur maintenu à distance –, à l'intérieur de la chambre, les endormissements successifs de la femme ordonnent une pulsation sourde – la première assurément – qui régit le temps de la parole et celui de la rencontre.
En dormant, elle fait la part belle à l’inertie, à la lenteur et conduit l'entrée dans le hors-temps de l'attente, dans le présent inexorable de l'alanguissement des corps, dans le gérondif perpétuel du désir. Elle devient ce cœur depuis lequel se propage le tempo originel qui devra s'appliquer sans nuances aucunes, à tous les éléments du drame ; cette « durée d'avant la parole, d'avant l'homme » dans laquelle « baignent » les femmes durassiennes selon Marguerite Duras elle-même.
Ainsi, contraignant ce qui l'entoure à son rythme propre, elle devient ce rythme. Elle devient Temps.
Un temps engourdi, dilaté si bien qu'il finit par se fondre à l'espace pour constituer avec lui cette éternité posée là, cet ensemble lévitant malléable, soumis à métamorphose par la simple action de la lumière du jour naissant ou le fracas des eaux montantes sur le mur de la chambre.
« Toujours c'est presque l'aube. Ce sont des heures aussi vastes que des espaces de ciel. C'est trop, le temps ne trouve plus par où passer. Le temps ne passe plus. »
Un champ d'impossibles sépare l'homme et la femme de La Maladie de la Mort. Ce corps « étranger » tout d'abord ; « l’endroit confondu de [ce]sexe » qui « engouffre et retient sans apparence de le faire », cette odeur « d'héliotrope et de cédrat » qui se meut en « puanteur » ; ce nom qu'on se refuse à prononcer ; cet aveuglement – « Je ne vois rien » ; ce ricanement lent du sourire ; cette « ignorance » ; cette maladie grandissante qui s'insinue ; ce regard « qui serait à jamais la frontière infranchissable » et le sommeil.
Le sommeil qui, en un seul geste chuté, prive l'autre de la présence. L'abandonne. Le condamne au silence et à la solitude des lieux. Au manque, au vide. Au trou.
« Le malheur grandit dans la chambre en même temps que s'étend son sommeil. »
Le sommeil n'est pas un symptôme de lâcheté ou le moyen de la fuite dans l'œuvre de Marguerite Duras. Bien au contraire, il prend souvent valeur d'acte de révolution, de refus.
Dormir c'est dire non. Non à cette maladie de la mort vécue au présent. Non au présent manqué. Non à une jouissance d'amusement ou d'expérimentation coupée du désir. Non à un désir forcé décroché de l'amour. A un désir désiré qui en vient à nier l'objet désiré.
Face à ton incapacité à m'aimer, je choisis le silence. Face à tes tentatives avortées de me tenir compagnie, j'oppose le sommeil et scelle l'apposition de nos deux solitudes. Je te cède ce corps que tu as acheté mais te prive en dormant du secret véritable de mon être. Je me protège de toi, je me refuse à toi. Je te laisse à ta mort « qui a déjà commencé ».
La Maladie de la Mort est le récit d'une étreinte contrariée entre cet homme qui paie et cette femme « trouvée partout à la fois ». Une femme générique. N'importe quelle femme. Toutes les femmes.
Peu importe du moment qu'elle « arrive avec la nuit » afin que le contrat soit rempli. Il n'y a ni réciprocité, ni partage, ni reconnaissance des armes.
Les trajectoires sont bloquées. Tout conduit au mutisme et à l'apoplexie. A la destruction du désir par la parole ; par la tentative d'articulation de la notion même de désir. « L'homme est malade de parler » disait Duras à Michelle Porte et le désir meurt d'être balbutié.
La maladie de la mort ce n'est pas l'homosexualité, le sida ou je ne sais quel autre simulacre facile que pourrait nous imposer une lecture trop rapide. De manière beaucoup plus souterraine et dissimulée, elle réside dans la sclérose conduite par cette incapacité à pouvoir désirer l'autre dans son altérité, dans sa complémentarité. A pouvoir l'aimer dans la multiplicité de ses dissonances avec lui-même, avec nous-même.
« Quand vous avez pleuré, c'était sur vous seul et non sur l'admirable impossibilité de la rejoindre à travers la différence qui vous sépare.»
Elle désigne le repli sur soi et la solitude auxquels peut mener le refus viscéral de la construction et de l'établissement social du désir.
Refus qui conduit l'auteure à adopter le conditionnel pour traiter d'une rencontre dont on ne sait si elle a eu lieu, si elle aura lieu, si elle a été rêvée, ou fantasmée ; le temps suspendu de l'attente pour préserver les choses de leur avènement véritable et de l'érosion inéluctable qui s'en suivrait. Pour les maintenir à l'état de promesse, dans la puissance du « germe ». Peu importe si cela revient aussi à interdire leur plein accomplissement.
Et Duras de conclure par ces mots : « Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu'il soit advenu »