« De la terreur, nous dirons qu'elle musellera les foules.
Du silence, qu'il unira les bras des fratries les plus sombres.
Qu'il tranchera les gorges, au couteau du barbare.
Au doute de l'indécis. Aux miroitements secs du sursaut.
De nous-mêmes que l'on ne dise rien.
Qui attendions là, les bras nus.»
RHAPSODIE SANS VISAGES (extrait)
© Andrei Tarkovski, Le Miroir.
"Parvenue au dernier carrefour de son existence, une femme s'arrête.
Plantée là. Le corps tendu vers cet ailleurs qu'on ne nomme plus, elle attend.
Comme si, délaissant ses jeux d'allers-retours, le désir pouvait s'ancrer pour la première fois.
Ici. Elle dira / « à l'arrachée du monde ».
C'est une veillée comme tant d'autres. Une de ces nuits blanches qui précèdent les grands départs. Les grands changements.
Posés sur cet horizon qui n'en finit pas de fondre le décor, les yeux paraissent attendre que l'on hisse les voiles.
A quel nouvel exil pourrait s'abandonner celle qui ne bougera plus ? Elle ne partira pas d'ici.
Il ne s'agit plus d'elle. Mais de celles qui adviendront par elle. De ces voix autorisées par l'élan de cette dernière chamade.
Manquante, inexacte, elle prend la parole. Sa voix s'élève et alerte. Elle force l'écoute. Elle fomente une nouvelle Genèse.
Et voici le Verbe, haletant d'une bouche à l'autre. Cousues. Aux bords de visages mouillés dont on ne distingue plus les traits.
Il n'y a pas de visages. Il n'y en a jamais eu.
Seule la parole compte désormais, qui hésitant les intervalles, réordonne l'espace et le temps.
Elle s'engage. Elle dit enfin. L'odeur de ce matin là.
La nuit de pluie battante.
La fuite. La perte. Les corps identiques. L'oubli impossible.
Et la neige, par dessus. Epuisante comme la paresse, fatale comme le mensonge.
« Il faut beaucoup aimer la neige. Pour ce qu'elle grave. Aux mémoires des poètes »
Il ne s'agit plus d'elle, mais de ces voix tombées dans le silence moite des étaux. Les anonymes étouffées. Celles, innombrables, aux visages lacérés sur les murs de la crainte et dont seul le vent sait empreindre la chanson sourde." Sigrid CARRÉ LECOINDRE
"Pied au bord. Sur le point de. Dessous semelle, use son cuir, prolonge en orteils. Hésite. Impression vague. Parfois c'est une falaise, déjà tombée, peut-être déjà mille fois tombée, avant même que, roule en poussière, rembobine. Image manquante toujours. Son brisé, d'éclats reste. Quand? Ne se souvient plus exactement si déjà, aussi." RHAPSODIE SANS VISAGES (extrait)
LA GNOSE :
Il y aura celui, bâclé, des nuits de tempêtes. Le rêveur, l'absolu – pommettes par dessus. En entête au regard troué.
Toujours.
Il y aura l'ingénu. Il y aura l'indocile.
Il y aura celui, paisible pour jamais. Au centre du charnier.
Cils éteints. Boucles cendres achevant les quiétudes d'enfant.
Il y aura les aspirés, les terribles. Ceux que l'on disparait sous ces grandes murailles, de peur. Et de tissus.
Il y aura l'amical, du premier jour de classe. Et puis les angoissés, les épileptiques, tous ceux dont les scandales crépitent leurs sillons. Au ravalement des tempes,
Il y aura l'inconnu, que le vent dézingue. Le déchiré hâtif, dépeuplé et fuyard. Qui court face et ne se retourne pas. Et ne prend pas garde et quand il s'arrête, a déjà tout perdu. Avec les traits le nombre. Et l'ombre s'affale.
Il y aura les menteurs, froncés en façades vaines. Clowns de marbre affaissés à parfaire des courbes jumelles. Il y aura les floués.
Il y aura les perplexes. Les évanouis notoires, flanqués d'impossibles. Cramés de souffrances mattes. Et d'inconcevables qui ne se racontent pas – les mots n'ont pas encore été trouvés
pour ça.
Il y a aura le soucieux. Drapé dans ses hasards. Abandonné à ses inexactitudes, il y a aura l'extatique. Et puis celui, diaphane au sourire renoncé.
Il y aura l'adoré, qui persiste
ses fragrances. D'orties, ou de menthe. Parfois de citron. Caracole en cascades, s'accorde aux mains de l'enfance. Le douloureux, l'originel. Celui que l'on arrache en premier. Dans toutes les histoires. Dans toutes les prisons.
Au sommet de la pile, recouvrant tous les autres,
il y aura toujours celui-là.
Temps
Arcade concise. Quotidienne. Sans décision nette. Où regard bleu pâle que la photographie ignore. Fossettes aussi. Peut être. Visage banal. Précis. De qui? Certain dirait « De tous les jours ». Inexact donc.
Il ne s'agit pas de moi.
VOIX 1/G : Tu es où?
VOIX 2/F : Je suis ici.
VOIX 1 : Bien.
VOIX 1 : Tu es ici pour combien de temps?
VOIX 2 : Je ne sais pas encore.
Une seconde. Peut-être plus.
Quelle différence.
VOIX 1 : Tu regardes / quoi ?
VOIX 2 : Rien.
VOIX 4/M : Tu regardes.
QUOI?
VOIX 2 : Rien.
J'imagine.
VOIX 4/M : Tu imagines quoi, alors?
VOIX 2 : J'écoute.
VOIX 4/M : Tu écoutes?
VOIX 2 : Oui, j'écoute.
VOIX 3/H : Tu écoutes quoi ?
VOIX 2 : Je ne sais pas. / Les corps couchés les uns sur les autres.
Et que l’on devine par ces toutes petites fenêtres lumineuses. Comme si brusquement le monde devenait horizontal. Et que nous,
pour une raison que j'ignore, nous restions debout.
Contre tous ces corps statiques qui rengainent, impossibles.. « peu importe mon nom, si vous le portez à ma place »...
Tu entends?
LA MÈRE : Coups de ciseaux inutiles. Masque fonctionne. Tient le monde à distance. Loin de là. Par delà. Ailleurs. Au cas où, on ne sait jamais, des fois qu'on le vole. Se vole soi même. Trente-cinq francs peut-être. Moins si d'occasion. Echangeable. Remboursable. Opération rapide. Coup de poings. Série limitée. A saisir. Identité limite, ligaturées de normes tacites. Has-been déjà. Peau par dessus. En règles du jeu photoshopées. Réalité modulable. A tiroirs. Sous quoi, arrêtes. Cratères d'orbites. Fossés sans fonds.
Tête de mort en partance, à deux pas d'advenir. Mort de quoi? Mort à défaut sans doute. Sans doute déjà prête. En avance sur. Chairs gonflées aux formols des parfois-peut-être-éventuellement- pourquoi-pas. Pas compris. Pas eu le temps. Impression vaine. Masque trompé mange le cadre. Stop.
RHAPSODIE SANS VISAGES c'est le récit du trou. Une marche à l'aveugle. D’abandon en abandon. La tentative de dire l'écart entre les mots, les gestes, les promesses. C'est un chant flanqué d'ellipses, une autopsie – Celle de la mémoire figée dans ses propres éthers.
Tout y est fonction de ce qui se crée dans le mouvement du don et de ce qui se perd dans celui de l'exil. De ce qui bouillonne dans cet entre-deux là, dans le manque et l'absence du lieu d'ancrage ; dans la recherche de l'endroit d'où l'on vient, et de celui d'où l'on parle ensuite. Dans l'écho de cette terre immatérielle qu'on appelle humanité – et qui nous relie en deçà. Il s'agit de l'écoute salvatrice et de la parole agie comme fer de lance de cette humanité là. Le théâtre peut ça.
Sigrid CARRÉ LECOINDRE
Pièce pour 4 voix (LA GNOSE, LA FOULÉE, LA MÈRE et l'HOMME), RHAPSODIE SANS VISAGES a été composé pour la première édition du LYNCEUS FESTIVAL de Binic, en juillet 2014.
(en savoir plus : https://lynceusfestival.com/)
Le texte a ensuite été selectionné pour la première édition du festival tchèque de théâtre français contemporain SNĚZ TU ŽÁBU en mars 2015.
RHAPSODIE SANS VISAGES (Rapsodie bez tváře), conférence / Festival SNĚZ TU ŽÁBU, Prague, mars 2015. De gauche à droite Petr Christov (traducteur du texte), Natalie Preslova (co-directrice du festival), Sigrid Carré-Lecoindre (auteure)
"Cette pièce est singulière par son langage poétique et imagé qui s’inscrit dans une composition rythmique rigoureuse. Il ne s'agit ni d'un texte narratif, ni d'un théâtre de l'absurde, ni d'un texte-paysage. Ce qui m'intrigue en lisant ce texte est la parenté que l’on ressent avec le personnage principal, « La Foulée », à travers des dialogues qui nous envahissent par des images fortes aux contours précis. L'auteure cible la partie intuitive de la perception du spectateur et construit systématiquement chaque image, l'une après l'autre, afin de créer un univers particulier, une sorte de paysage de notre mémoire. Constitué de douze brefs tableaux aux divers tempos, ce texte ressemble à une composition musicale. Rhapsodie sans visages décrit un état d'incertitude et d'amnésie, comme ces premières minutes de réveil après une anesthésie où, encore abrutis, nous n'arrivons pas à nous souvenir de notre propre nom. Ce vide impuissant. Dans toute son étendue. Et notre effort pour retrouver, nous souvenir, redéfinir, nous rassurer, comprendre."
Entretien avec Linda DUSKOVA suite au festival SNĚZ TU ŽÁBU / 2015